Parenthèse champêtre, 29 octobre, haute normandie. C'est la fin du jour... il reste juste une bande illuminée, transversale. ça sent la terre et la feuille morte, la fumée, solitude, tout est paisible. Je photographie les petites herbes cassées de l'automne, la colline comme dans un livre d'images, avec les vaches comme des miettes sur une nappe. Quand je cadre ce champ, un type surgit de nulle part, avançant vers moi. Je suis d'abord contente de cette figure humaine qui habite le plan, pile en face. Mais il avance vraiment vite, résolument.... Au bout d'un moment, j'aperçois son fusil. Il est braqué sur moi. Le type approche et ne baisse pas son fusil. Puis ils sont deux, trois, quatre... Le champ se peuple de chasseurs. Alors nous nous faisons face, le type est un peu rouge, habillé en treillis, clairement hostile. J'ai presque peur avec mon petit appareil et ce canon braqué sur moi. Je dérange, on chasse le garenne.... Après un moment tangent, où j'ai l'impression d'avoir affaire à un fou prêt à tirer, je bats en retraite avec ma réserve de petites images automnales. Je n'ai pas osé photographier la troupe de chasseurs qui quadrillent la campagne comme une armée en action, pour tirer un pauvre lapin. Les vaches s'en foutent. Sur le chemin du retour ils me doublent en 4x4 et klaxonnent, en propriétaires des lieux. Décidément, je n'aime pas les chasseurs....
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Emilien by Avril by Emilien.
Je lui avais confié mon Pentax... Mon premier appareil, un argentique manuel acheté d'occasion avec un 50 mm. Il est lourd, compact dans la main, il faut armer au doigt, l'insertion de la pellicule est délicate, la netteté pas évidente à trouver, les enfants l'adorent. Ils font toujours très attention, se tiennent bien droits, visent avec soin. Et découvrent, souvent, la pellicule, dont Emilien aura du mal à saisir la fonction, interloqué par cette limitation à 36 vues. Avec ce champ-contrechamp bien ajusté, où nous avons shooté exactement au même moment, il verra peut-être la différence... Le noir et blanc doux et propre du numérique, nuancé de gris, lisse, plat malgré le volume des figures et le floutage de l'arrière-plan. La précision des détails, chaque cheveu bien visible, la netteté de l'ensemble. Et le noir et blanc sourd, lourd, presque brun, de l'argentique - qui a d'ailleurs plutôt bien apprécié le contre-jour -, la qualité des reflets et des contours, le jeu graphique des masses, le côté tracé, dessiné, le contraste un peu brutal, la matière et son grain. Deux mondes qui se font face... Habitué à l'appareil numérique, Emilien a liquidé la pellicule en dix minutes. Au milieu de photos sous-exposées et floues, j'ai aussi trouvé ça, étrange et beau cadrage improvisé, qui démontre l'assurance du petit photographe : quand son frère a bondi au milieu, il a quand même pris la vue qu'il cadrait. Le scan maladroit du labo a fait apparaître le bord de l'image, ajoutant à son étrangeté.... Dans le métro, je suis tombée sur l'affiche du nouveau disque de Joey Starr, Egomaniac. L'enfant lui ressemble (en l'occurrence, ce n'est pas lui, paraît-il). Spontanément on cherche dans la filiation rap, un clin d'oeil vers d'autres rappeur comme Nas (Illmatic, 1994) ou Lil Wayne (Tha Carter III, 2008), entre autres. Les lettres rouges, le gros plan, l'enfant. Mais les pochettes de Nas et Lil wayne sont composées et signifiantes, la rue en surimpression pour l'un, le costard bling-bling pour l'autre, les compositions renvoient à des univers musicaux, sociaux et culturel évidents, à des clichés du rap. Dans un genre musical très différent, j'avais plutôt envie de rapprocher cette image d'une autre, la photo de couverture du dernier album de Lenny Kravitz, Black and white America.
Dans l'un et l'autre, on a choisi des photos qui ne sont pas des compositions d'images, qui ne sont pas mises en scène, qui ne disent rien du genre, mais beaucoup de l'auteur-compositeur. Photos retrouvées dans de vieux albums, et qui renvoient à la famille, à l'enfance. Envie de se jouer des codes pour retrouver un lien immédiat avec l'auditeur (le regard franc, direct), pour rappeler d'où l'on vient?.... Enfance entourée et peace & love pour l'un (le sigle sur le front, la main sur l'épaule), violente pour l'autre (un tout petit aux yeux tristes, associé au "-16", où l'on se souvient des récits effrayant de Joey Starr évoquant la brutalité de sa propre histoire). Dans ces deux albums "de la maturité", quelque chose de semblable dans l'envie de retrouver leur public et la défiance par rapport à l'image, ses signes, ses codes et son pouvoir. Photographies anonymes (pas de photographe-auteur) et intimes, qui semblent vouloir mettre à distance la société du spectacle et ses outils, la grosse machine publicitaire. Du coup, rien ne fait signe vers le contenu, le style, le genre. Et par-delà (ou par-dessus) la dématérialisation des objets musicaux et la classification obstinée des styles par les nouveaux médias (rap, rock, pop...), des photos anciennes, avec leur texture, leur couleur passée, leur matérialité forte, qui rappellent qu'avant tout, il s'agissait de parler (de créer, de musiquer...) de soi. Depuis cet endroit-là de l'enfance où tout s'est noué. A écouter, pour voir.... Forum des Halles, samedi 22 octobre à 19h. Au fur et à mesure que sont démontés les pavillons Willerval, les panneaux de verre et structures métalliques qui composaient le forum, un squelette de béton armé apparaît, formant au centre de Paris comme une grande proue élancée, grise, chaque jour plus légère. Des grues gigantesques se baladent dans les anciens jardins, le chantier est énorme et, comme tous les chantiers, particulièrement photogénique. Il y a quelque chose de pharaonique dans cette large brèche bientôt remplie par de nouveaux pavillons, de nouveaux panneaux, la fameuse "canopée". Qui abritera toujours un centre commercial. C'est moins pharaonique, soudain.
Rue Lafayette, Paris, aujourd'hui à 18h15. Octobre est un mois exceptionnel pour la photographie. Il pleut et il fait souvent gris. Mais parfois, à la fin du jour, la lumière s'étire, poudrée, dorée, balayant les rue de sa splendeur nacrée. Les ombres s'allongent, il fait presque nuit mais le soleil est aveuglant. Il fait froid. Tout se confond et des reflets bizarres irradient dans le viseur. Le bitume est une rivière, les silhouettes sont nimbées. ça ne dure pas longtemps. Quand je lève la tête, sur le trottoir opposé, je vois deux autres photographes qui du trottoir visent cette perspective illuminée là-bas, vers Notre-Dame-de-Lorette.
Emilien, le 15 octobre à Paris. Je photographie beaucoup d'enfants. Il y a ceux qui se planquent sous les tables, ceux qui boudent, ceux qui manifestent une royale indifférence, ceux qui sourient timidement, un peu gênés, et ceux qui aiment vraiment ça, exhibant devant l'appareil leur art consommé et souvent surprenant de la pose. Emilien fait visiblement partie de cette dernière catégorie.... (la guitare n'est pas branchée...).
SPLASH 2, Montpellier, août 2011. Tentative de réédition, 9 ans plus tard, à l'ère numérique. Le garçon a grandi, mais il aime toujours autant plonger dans l'eau. Et j'aime toujours photographier des gouttelettes qui volent dans tous les sens, en noir et blanc.
SPLASH 1, Millau, août 2002. C'est une photo de vacances, prise dans une piscine. Il y avait un soleil de plomb, des figuiers, des cigales. Un garçon de 12 ans jouait et sautait dans l'eau, c'était joli à voir toute cette eau qui jaillissait, cette énergie, je lui ai demandé de le refaire une fois et j'ai pris cette photographie. J'avais une pellicule noir et blanc 125 ASA, sur le coup j'ai regretté de ne pas avoir de couleur... et au développement c'est apparu comme ça, ce torse sans âge comme pris dans la glace, avec l'arrière-plan gris, sans fond, la matière aqueuse en volume, un léger vertige visuel défaisant les coordonnées spatiales; le corps est à la fois sur et sous l'eau, qui jaillit mais l'enveloppe, il y a du mouvement mais tout est figé. En couleur, elle aurait été bien plus banale et plate. Avec la généralisation du numérique, on oublie comment c'était d'avoir juste 24 ou 36 poses.... de ne pas savoir tout de suite si la photo était bonne, ou de ne plus pouvoir toucher à la sensibilité ou la couleur une fois la pellicule dans l'appareil. En argentique, on pense différemment. Il faut attendre et guetter ce moment M où le mouvement du monde et la focale de l'objectif vont croiser leurs trajectoires, et faire surface. SPLASH 1, c'était ça, une belle surface qui me donnait envie de continuer à empiler des couches de pellicules. Dans les moments de découragement, je la regarde et c'est une photo joyeuse, qui a envie d'être là. On m'a parfois demandé pourquoi j'avais coupé la tête... Ou remarqué que son côté marmoréen et glacé détonnait avec le reste de ma production. Je ne sais pas. C'est juste ma photo préférée.
Au printemps 2008, je travaillais sur un petit film adapté d'une nouvelle de Hermann Hesse, Une ville touristique du midi. En traversant Paris du sud au nord et d'ouest en est, je photographiais tous azimuts pour éprouver le cliché... Comment la ville est mise en scène pour le regard, perspectives magiques des ponts, alignement des monuments et des rues, perfection des jardins, repoussant la vie réelle vers ses bords gris. Quelle est la limite de la ville-musée, de la ville pittoresque? Comme, dans sa nouvelle, Hesse parle d'une ville tout entière réalisée pour l'oeil touristique, et dont la réalité se dissout hors de frontières parfaitement localisées. Bref, je chassais le cliché, et le cliché m'a rattrapée sur ce quai près de la Concorde. Cliché parisien, la Seine, la péniche, mais aussi cliché de cinéma, image-motif qui semble naviguer jusqu'à nous depuis L'Atalante, de Jean Vigo. Image mal accordée à la date de sa prise de vue, qui réactive le souvenir et l'installe dans le présent. Le linge blanc à volants, les torchons rayés, les cordages enchevêtrés, les noirs profonds et les blancs saturés des reflets, la barque à contrejour et prête à servir à l'équipage qui vivait vraiment là, en se fichant pas mal des touristes. Comme un pied de nez à mon projet, Paris ne se laissait voir qu'à travers des strates de temps, tous aussi vivants les uns que les autres.
Lucie Digout et Jérôme Wirtz, rue Orfila. Nous préparons une fiction photographique. La série est verticale, et cette photo-là est d'emblée rejetée. Pourtant, je l'aime beaucoup. Je ne sais pas où la mettre. Alors je la mets là. Elle est totalement mise en scène, et si elle ne convient pas à notre projet, elle le contient tout entier, petite fiction ouverte sur un hors-champ nébuleux. Le garçon et la fille marchent ensemble, mais tout les oppose, le noir et blanc, leurs regards, leur mouvement, à tel point que la main sur l'épaule paraît incongrue. Que regarde-t-elle? A quoi pense-t-il? Leur beauté lointaine me rappelle les films d'Antonioni, L'Eclipse, Monica Vitti, Alain Delon.
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Avril Dunoyer |