Après avoir vu la rétrospective consacrée à Edward Hopper, j'ai pris cette photo dans le hall. Or, je ne fais jamais de photos floues, volontairement, à ce point. Et je ne photographie jamais de gens qui me regardent, comme ça, sans leur demander avant. Que s'était-il passé?...
Il y avait ce jeune homme sur ce banc, immobile et qui regardait par terre. Son reflet dans le miroir derrière lui, l'ouverture des fenêtre, ces lignes verticales. Quelque chose des tableaux s'était déposé dans la réalité de manière saisissante, et j'ai shooté sans réfléchir, ni ajuster la balance des blancs, ni faire le point. J'ai juste cadré, et pendant ce laps de temps le jeune homme a levé la tête et m'a regardée. Il y a quelque chose de presque malotrus à shooter quand même quand quelqu'un vous regarde, et ne pas faire le point contrebalançait un peu ça, pour conserver l'anonymat, garder le corps comme présence, forme, pas comme identité. Rester dans la dynamique d'un geste irréfléchi.
En regardant ensuite la photo, ce flou, ces couleurs étranges, rêveuses, j'ai retrouvé quelque chose de ma fascination pour Hopper, une fascination très ancienne, venant de l'enfance, parce qu'une reproduction d'Hopper trônait dans le salon, une porte entrouverte, un canapé, des lignes d'ombres et de lumière, la mer dans l'embrasure. On pouvait s'y perdre pendant des heures. Hopper ne travaille pas dans le flou... mais en photographie, le flou pouvait dire, peut-être, ce suspens étrange du temps dans des tableaux pourtant empreints d'une saisie immédiate des choses sur le point de basculer, le point du jour, un geste esquissé, une démarche. Des tableaux qui nous regardent, d'un regard en coin.
En me baladant ensuite j'ai cherché cette configuration des choses, des détails qui me rappelaient les tableaux, mon propre regard habité par eux, pour quelques heures, avant que ça ne devienne un "à la manière de". Dans ce début janvier sinistre - la veille avait été particulièrement grise -, cette journée fut la seule ensoleillée, de ce soleil franc que les tableaux font sentir par l'ombre noire, par contraste. Etonnante conjonction d'une oeuvre de fiction et du réel.
Ci-dessous (diaporama), quelques-unes de ces photos, maladroites certainement, un geste comme ça, esquissé.